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         Gustave STEINHEIL,
 

       un industriel humaniste  
 

Conférence donnée par
  Gérard ATZENHOFFER

à la salle du Royal de ROTHAU

à l’occasion de l’inauguration de l’École
Élémentaire Gustave Steinheil,

le 15 mai 2010
 


Les informations sur Monsieur Gustave Steinheil sont tirées de différentes sources, entre autres :

-      De l’ENCLOS, livre écrit par Hermann DIETERLEN, neveu de Gustave Steinheil fils de  Christophe Dieterlen et de Julie STEINHEIL, sœur de Gustave. Ce livre, comme l’indique son titre,  décrit la vie des habitants vivant dans l’espace appelé Enclos, en l’occurrence les familles STEINHEIL et DIETERLEN. Il fut mis à ma disposition par Pierre MATHIOT.

-        De GUSTAVE STEINHEIL, 1818 -1906, un autre livre, œuvre celui-là de Pierre DIETERLEN, autre neveu de Gustave et également fils de Christophe DIETERLEN et Julie STEINHEIL.

-        De diverses contributions parues dans la revue ESSOR sous la signature, notamment, de Pierre HUTT.

-        Du Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie d’Alsace

-        De deux registres contenant les procès-verbaux des Conseil d’Administration et de Surveillance de l’année 1872 à 1927, sauvés des flammes et mis à ma disposition par Lucien FUCHSLOCK

  fiche familiale de Gustave STEINHEIL)


Bonsoir à toutes et à tous,
Un jour de l’automne dernier, alors que je bricolais dans mon jardin, voici qu’arrive en courant mon petit voisin, Angelo, qui m’annonce, les yeux brillants de fierté, « tu sais Gérard nous avons voté et nous avons donné le nom de Gustave Steinheil à notre Ecole ».
Je l’ai félicité pour cette bonne nouvelle, car, enfin Rothau allait honorer un de ses concitoyens qui l’avait servi dans de nombreux domaines pendant près de trois quart de siècle.
Apprenant par la suite que la municipalité préparait une petite manifestation pour marquer cette occasion, j’ai proposé à Monsieur le Maire d’y apporter ma contribution par un petit exposé sur l’homme que fut Gustave Steinheil.

Ma proposition fut acceptée et c’est la raison pour laquelle je suis ce soir devant vous.
C’est à l’occasion de la Journée du Patrimoine de 2003 organisée par la ville de Schirmeck, qu’un concours de circonstances m’a amené à m’intéresser à la biographie de cet homme. En effet, dans le cadre de cette Journée du Patrimoine, j’ai dû remplacer au pied levé mon ancien PDG, Monsieur Yves Maignant,.
 Monsieur Maignant  devait faire un exposé sur Steinheil. Mais il en fut malheureusement empêché en dernière minute par un problème de santé. Et c’est par un bref coup de fil, le mercredi précédant le dimanche de son intervention, que Monsieur Maignant m’informait qu’il était en passe d’être hospitalisé et me demandait de bien vouloir le remplacer pour sa conférence. « Vous en savez autant que moi » a-t-il balayé mes protestations avant de raccrocher car l’ambulance venait d’arriver devant chez lui. Et c’est en m’attelant à ce difficile et impromptu pensum que je me suis intéressé à ce personnage que fut Gustave Steinheil.
J’ai rassemblé de la documentation, lu des articles, des livres, exploré de nombreuses pistes sur Internet, et petit à petit, de bribes en bribes, comme pour un puzzle, j’ai pu me faire une idée de ce que fut cet homme.
Pour vous faire partager le fruit de mes recherches sur ce que fut, ce que réalisa, ce que vécut Monsieur Gustave Steinheil, je ne vais pas me lancer dans ce qu’on appelle pompeusement une conférence,  je vais tout simplement essayer de vous le raconter comme on raconte une histoire. Et comme l’histoire que les petits enfants réclament à leurs mamans ou papas le soir avant de s’endormir, la mienne

IL ETAIT UNE FOIS.

Dans les histoires des mamans il est généralement question de belles princesses et de nobles princes et elles se passent habituellement dans un lieu imaginaire. En lieu et place de princes et de princesses, mon histoire de ce soir raconte celle d’un homme qui a réellement vécu, non pas dans un lieu imaginaire, mais un lieu que vous connaissez tous puisque vous y habitez ou vous y êtes venus ce soir, il s’agit de Rothau.

L’histoire commence il y a un peu plus de deux cents ans. Je vous propose d’imaginer Rothau quelques années après la Révolution alors que Napoléon Bonaparte préside aux destinées de la France En nombre d’habitants, c’était à peu près de la même taille qu’aujourd’hui, soit 1500. Mais il n’y avait alors encore ni train, ni électricité, ni téléphone, ni non plus, comme aujourd’hui, une route macadamisée reliant Strasbourg à Rothau et qui fait qu’aujourd’hui Rothau est le premier village entre Strasbourg et Saint-Dié. Une lettre du pasteur Oberlin à ses parents résidant à Strasbourg, nous apprend qu’il fallait 10 heures avec un char à bancs pour aller de Waldersbach à Strasbourg. Rapporté à Rothau, je pense que ce temps devait être d’au moins 8  heures.

Les habitants de Rothau étaient dans leur grande majorité des gens qui vivaient chichement. Certains travaillaient dans les mines de fer ouvertes dans la forêt tout autour du village. D’autres étaient employés comme bûcheron par les propriétaires de ces mêmes forêts. Lorsque la saison le permettait, ils cultivaient leur petit lopin de terre pour en tirer de quoi nourrir leur famille ainsi que la vache ou la chèvre, leur unique richesse. En hiver, souvent famine menaçait, car si les maigres récoltes de l’automne avaient été mauvaises, les réserves d’aliments stockées dans la cave étaient vite, trop vite épuisées. Et de l’argent pour acheter de la nourriture, il n’y en avait pas. L’alcool faisait des ravages surtout dans la population masculine. Nous verrons plus loin que les statuts de la Caisse de Secours instituée par Steinheil excluaient les salariés nouvellement embauchés s’ils étaient âgés de 40 ans ou plus. 

Une quinzaine d’années avant la Révolution Française, vers 1770/75, un jeune pasteur,  Frédéric Oberlin, avait pris ses fonctions dans le village de Waldersbach. Il se désolait de cette situation d’extrême indigence. Aussi, pour essayer de réduire la misère de la population il a pris de nombreuses initiatives  dont une consista à faire gagner de l’argent aux pauvres familles paysannes en leur permettant travailler dans leurs moments d’inaction et donc plus particulièrement en hiver. Pour leur procurer ce travail rémunéré, il s’est entendu avec un industriel du textile de Ste Marie aux Mines, un certain Reber, spécialisé dans la filature, le tissage et la teinture du coton.  Sur l’insistance du pasteur, celui-ci accepta de placer chez les paysans volontaires des métiers à filer et à tisser. En contrepartie de leur production, l’entrepreneur leur payait ensuite un salaire. A l’instar des villageois de Waldersbach et alentours, beaucoup de Rothauquois ont également accepté de faire ce genre de travail et ont ainsi pu bénéficier d’appréciables et appréciées rentrées d’argent.

Quelques années plus tard, nous sommes dans la période 1802/1803. Comme vous vous souvenez certainement de vos livres d’Histoire, la France de Napoléon Bonaparte est alors très souvent en guerre avec ses voisins. Des centaines de milliers de soldats sont sous les armes. A tous ces hommes il faut fournir de quoi se vêtir. Ce qui donnera des idées à un certain Jonathan WIEDEMANN, citoyen de Rothau. La demande en toiles de coton étant forte et les paysans-tisserands à domicile isolés face aux acheteurs de Strasbourg, de Barr ou de Sainte-Marie-aux Mines, Monsieur Wiedemann installe un atelier de stockage dans lequel il rassemble à la fois le coton brut, les filés et les tissés. Les paysans fileurs ou tisseurs viennent le voir à son magasin de stockage pour s’approvisionner selon qu’ils étaient fileurs ou tisseurs, en coton ou en filés  travail à leur domicile.

Une fois leur travail terminé, ils rapportent leur production (filés ou toiles d’écrus) à son atelier. Les toiles écrues, Wiedemann les propose ensuite à la vente  à des commerçants qu’on appelle drapiers.  

Monsieur Wiedemann compte parmi sa clientèle un commerçant de  Strasbourg, un certain Mathieu Pramberger. Ce dernier cherche une source d’approvisionnement constante et sûre, car la concurrence est rude et les blocus économiques à la fois continental et maritime imposés par les français d’un côté, les anglais de l’autre, ne sont pas bonnes pour la sérénité dans les affaires.
Wiedemann et Pramberger concluent un accord : Pramberger investit de l’argent dans l’achat de nouvelles machines à filer et à tisser. Wiedemann, de son côté,  s’engage  à organiser le travail des uns et des autres et à gérer les stocks des produits bruts et finis.
Les affaires marchèrent fort bien. Si bien d’ailleurs que Wiedemann se mit à investir dans un atelier de teinture afin d’ajouter de la valeur aux matières produites par les paysans-tisseurs de Rothau et environs. A côté de cet atelier de teinture, il racheta, vers 1806, un ancien hangar dans lequel il plaça plusieurs machines à filer et tisser le coton et ainsi il put faire travailler des personnes qui n’avaient pas la place nécessaire pour accueillir une machine à filer ou tisser dans leur maison. Confiant dans l’avenir, il se fit construire en
1808, une grande maison destinée à lui servir à la fois de maison d’habitation et de bureau commercial. Cette maison deviendra ce que l’on appellera bien plus tard « le grand bureau ». Grisés par le succès de leur affaire, nos deux compères projetèrent de construire un tissage beaucoup plus important.

Mais sur ces entrefaites, (nous sommes en 1814) il y eut Waterloo, la défaite et l’exil de Napoléon avec comme conséquence une crise économique sans précédent.
Quelle fut la nature des divergences qui surgirent à ce moment-là entre les deux associés ? Les informations dont j’ai disposées ne le disent pas. La seule mention que j’ai trouvée c’est cette observation laconique « Wiedemann succomba ». J’ai d’abord cru qu’il s’agissait de son décès. Mais dans un autre texte j’ai relevé qu’il avait émigré, en fait, à Mulhouse. Toujours est-il  que Jonathan Wiedemann se retira de l’association avec Pramberger. Mathieu Pramberger racheta ses parts (les ateliers, les métiers à filés et tissés ainsi que sa maison et les terrains y attenant) et il décida de continuer seul : sa femme, Maria Elisabeth, née GRIESINGER prenant en charge leur magasin à Strasbourg et lui s’occupant de la marche de son affaire de filature, tissage et teinture à Rothau. Il se fit seconder à Rothau par un certain Monsieur PORTAIT, homme de grande compétence notamment en filature. Et les affaires ne tardèrent pas à reprendre et devinrent même à nouveau florissantes.
Mais terrible coup du sort en 1817 : Monsieur Mathieu Pramberger meurt subitement, sans doute terrassé par un crise cardiaque. Sa veuve, femme avisée et volontaire, décide de poursuivre les deux activités : à Rothau celle de filature, de tissage et de teinture et à Strasbourg celle du commerce des tissus produits à Rothau. A Rothau, elle continue de travailler avec Monsieur PORTAIT, l’homme de confiance de son mari. Pour Strasbourg, consciente qu’elle va devoir faire de fréquents voyages et séjours à Rothau, elle recherche également quelqu’un de confiance pour prendre en charge le magasin. Elle le trouvera en la personne de Gustave Steinheil. Cet homme habite à Ribeauvillé et venait de se marier, le 4 octobre 1817, avec sa nièce, Sophie BECK. Comme il  est au chômage, elle lui propose de venir à Strasbourg pour s’occuper de son magasin. Ce qui fut fait. Le jeune couple Steinheil logera au-dessus du magasin Pramberger au coin de la rue des Hallebardes et la rue des Orfèvres. Tout près donc de la cathédrale.
L’année suivante, le 19 décembre 1818, un premier enfant naît de cette union. Un garçon. On le prénommera GUSTAVE, prénom du père comme il est d’usage alors pour l’aîné des fils.

Mme PRAMBERGER qui avait perdu son unique enfant, Jonathan, en bas âge, semble le prendre particulièrement sous son aile. Ce sera encore plus vrai quelques années plus tard, lorsque, le 9 septembre 1827, la mère de petit Gustave, Sophie BECK, décédera dans un accident à Dorlisheim alors qu’elle se rendait à Strasbourg à l’occasion de la visite du roi Charles X. Le jeune Gustave, est alors âgé de 8 ans. Son père se remariera 4 ans plus tard avec Marie-Salomé Heintzenberger, amie et sœur de lait de sa première femme. Elle se dévouera sans compter pour élever au mieux les 5 enfants nés de la première union de son mari, (1 garçon et 4 filles,)  


- A l’âge de 7 ans, Gustave
commencera à fréquenter le gymnase protestant de Strasbourg (lycée). Bien qu’il montrait peu d’intérêt pour les langues mortes, il était bon élève et se distinguera même trois années de suite par l’obtention du 1er prix de sa classe. Le latin et le grec étant à l’époque des matières essentielles pour la poursuite d’études supérieures, il est décidé de l’orienter vers des études commerciales. Sur les conseils sans doute de certain Auguste Schiebe, un strasbourgeois directeur de la jeune école supérieure de commerce de Leipzig, il est envoyé en 1834, alors qu’il va avoir 16 ans, dans cette ville. Il y poursuivra pendant trois ans ses études commerciales. Ce cursus sera sanctionné en 1837 par la mention « Ehrenvoll mit Auszeichnung »  » (honorable avec distinction)

Pendant ses vacances scolaires, Gustave vient régulièrement à Rothau s’initier au travail en usine, aussi bien en filature qu’en tissage. Son temps libre, il l’occupera, en compagnie de ses trois cousins (tous trois futurs pasteurs), à faire des balades en forêt, des feux de camp avec pique-nique A côté de sa collection de  pierres dans laquelle passait une partie de son argent de poche, son loisir préféré c’était la pêche. A Rothau on peut le voir jeter sa gaule dans les canaux des fabriques ou le long de la Bruche. A Strasbourg, c’est en barque qu’il sillonne avec ses copains tous les cours d’eau de la ville. Il s’est même fabriqué un filet de pêche. Passant partout avec leur barque, ignorant des dangers, la petite bande était connue sous le nom  de « pionniers ». Lorsqu’il sera un plus âgé, vers 18 ans, il participera aussi très activement à la vie mondaine des industriels de la Vallée. Il adorait danser et avait beaucoup de succès auprès de la gent féminine.

Après l’obtention de son diplôme commercial, il effectuera pendant un an un vrai stage industriel dans les diverses unités de production de la Maison Pramberger. Pour compléter ses connaissances théoriques acquises à Leipzig, il suivra de 1838 à 1840 une formation  pratique à Sainte-Marie-aux-Mines. Il logera, pendant cette période, chez sa cousine Adèle, épouse d’un pasteur (Goguel). Ce couple héberge également un condisciple de Gustave Steinheil, un certain Christophe Dieterlen. Tous deux se lient d’amitié. Gustave Steinheil achèvera son apprentissage commercial entre 1840 et 1842, par plusieurs périodes de stage dans des commerces, principalement de tissus à Paris, mais aussi à Brest, Quimper, Lorient  et Rouen. En lisant le livre de Pierre Steinheil sur son oncle Gustave, j’ai appris qu’il lui avait fallu 3 jours et 3 nuits pour se rendre de Paris à Brest, assis sans discontinuer sur l’impériale d’une diligence.

A la demande de Mme Pramberger, il revient à Strasbourg à la fin de l’année 1841. En effet, Mme PRAMBERGER l’a rappelé  pour remplacer Monsieur PORTAIT avec lequel le contrat d’association dans la filature de Rothau venait à expiration. Cette association avait été rendue nécessaire pour remettre l’entreprise à flot et lui redonner de la crédibilité après des investissements à la limite des possibilités financières et qui faillirent d’ailleurs couler l’Entreprise. Ces difficultés sont attestées par une lettre de l’oncle Sigismond Steinheil à Gustave lors de son retour de Leipzig. Il lui écrivit en substance ceci : «  mon cher neveu, tu as grandi avec le sentiment de succéder un jour à Mme Pramberger comme dirigeant de sa Société à  Rothau. J’attire ton attention sur le fait que cette Maison est couverte de tellement de dettes que ses usines vont devoir, très vraisemblablement, changer de propriétaire» Cette lettre eut un effet déstabilisateur sur le jeune Gustave Steinheil. Il commença fortement à se poser des questions sur son avenir. Et, à partir de là, il chercha de plus en plus sa voie travers la Bible. Encouragé en cela par son entourage très religieusement engagé et plus particulièrement sa sœur Pauline mariée avec Charles Henri BOEGNER, son ancien professeur de Gustave au Gymnase à Strasbourg qui l’encourageait  de s’engager dans le pastorat.

Heureusement, l’association (d’une durée de 6 ans 1836 -1842) conclue entre Monsieur Portait et Mme Pramberger porta ses fruits. La Maison Pramberger fut remise à flot grâce à la gestion avisée de son associé.

 Mme PRAMBERGER, qui avait fait de son neveu et de ses nièces les héritiers de tous ses biens à Rothau, décède le 23 mars 1847, à l’âge de 77 ans. Gustave Steinheil, qui dirigeait la Société depuis quelques années déjà, lui succéda tout naturellement à sa tête. Il est alors âgé de 28 ans et vient de se marier avec une jeune orpheline, fille d’un négociant allemand, Emma EYTH
. Elle donnera naissance à 8 enfants (6 filles et 2 garçons).Gustave Steinheil change la  raison sociale la Maison M. Pramberger en « Société de Filatures et Tissages Gustave Steinheil, successeur de M. Pramberger ». Puis, quelque temps plus tard, il s’associe avec son beau-frère, Christophe DIETERLEN, époux de sa sœur Julie. Ses 4 sœurs, légataires de Mme Pramberger au même titre que leur frère,  entrent à ce moment-là également dans le capital de la Société. Suite à cette association la  raison sociale est modifiée en « Société en commandite  G. STEINHEIL-DIETERLEN & Cie » Compagnie désignant ses sœurs.

 PDG de la nouvelle entité industrielle, Gustave Steinheil entreprend des travaux ayant pour objectif la diversification et la concentration des activités. Tout d’abord, il vend les ateliers de filature et tissage de Wildersbach et Neuviller. Il cède également aux familles les métiers installés à leur domicile. Avec l’argent tiré de ces cessions, il effectue ensuite d’importants investissements. Il fait ainsi notamment construire une nouvelle filature pour se rapprocher du tissage et de la teinturerie.

Dans un autre ordre d’idées, mais toujours dès son accession à la tête l’entreprise, il met en œuvre ses convictions humanistes en faisant figurer dans  les statuts de la nouvelle Société une réserve de 10% des bénéfices au profit des œuvres sociales. . Les secours couverts par cette Caisse prévoient que « le sociétaire malade recevra gratuitement : les soins d’un médecin ; tous les médicaments que le médecin ordonnera ; un secours de 80 ou 40 centimes selon la catégorie par jour de maladie. En cas d’accident ou d’infirmité dus au travail, le bénéfice de la gratuité des soins et des médicaments plus une pension de retraite. n Aux veuves dont le mari aura été victime d’un accident de travail, une pension sera servie. Une prime est versée aux jeunes gens effectuant leur service militaire. Les jeunes filles qui se marient reçoivent une dot. Au décès d’un sociétaire, un secours sous forme de pécule est versé à la famille du défunt. Etc. …

D’autres actions, nombreuses et variées, seront encore prises en faveur des salariés et, par voie de conséquence, de la population en général de Rothau. Entre autres : construction de maisons pour les ouvriers, achat du château de Rothau pour le transformer en appartements destinés eux aussi aux salariés de l’entreprise, création d’un hôpital dont la direction est confiée aux sœurs diaconesses, distribution de café chaud et sucré pendant les heures de travail pour combattre l’alcoolisme, cours de formation à l’écriture et lecture pour adultes, bibliothèque, création d’une société de musique, d’un petit orphelinat, etc. … 

J’ouvre ici une parenthèse pour évoquer un fait un peu anecdotique qui m’a surpris  par son côté « misogyne » ou « machiste ».  Dans une lettre datée du 29 décembre 1884 et adressée au Président de la Caisse de Secours (en l’occurrence, Monsieur Gustave Steinheil) un ouvrier du tissage, un certain Jules Wolff, se déclare opposé à la proposition faite par le Président d’augmenter la prime accordée aux jeunes filles au moment de leur mariage. En lieu et place de cette prime, M. Wolff se dit plutôt favorable à une augmentation de la prime aux garçons effectuant leur service militaire. A l’appui de sa proposition, il apporte les arguments suivants : « autant la jeune fille qui se marie s’attend à être heureuse, autant le pauvre jeune homme (qui de nos jours doit servir une patrie étrangère) doit s’attendre à bien des déceptions et à bien des privations. Et il demande en conséquence « la suppression pure et simple de la pension de 2 francs par année de travail qui est accordée aux jeunes filles qui se marient  et le versement de cette somme aux jeunes gens sous les drapeaux. » Malgré son argumentation selon laquelle (je cite les termes employés par Monsieur Steinheil) « non seulement les filles ne mangent pas la Caisse, mais, tout au contraire, leurs cotisations à la Caisse de Retraite bénéficient aux hommes et aux pensions des veuves des hommes qui meurent à l’atelier », le Président n’arriva pas à convaincre les représentants des salariés à la Commission Sociale. La proposition de Jules Wolf fut mise aux voix: résultat, sur les 54 votants, 34 se sont ralliés à la motion de Jules Wolff. Et c’est ainsi que  les jeunes filles n’ont plus rien eu à l’occasion de leur mariage.

L’exemplarité des actions en matière sociale de l’entreprise Steinheil-Dieterlen est remarquée et citée en exemple jusqu’au sommet de l’Etat. Et, à l’occasion de l’exposition de 1867 à Paris, en récompense des actions en faveur de ses salariés, Gustave Steinheil est élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur.

Je n’ai pas trouvé de représentation physique (photo ou portrait) de Gustave Steinheil datée de cette période, alors qu’il avait entre 35 et 40 ans, dans la force de l’âge. Toutefois, en m’appuyant sur la description qu’en a faite son neveu, Hermann DIETERLEN, fils de sa soeur Julie et de Christophe DIETERLEN, son associé, on pourrait presque en tracer un portrait robot. Voici comment cet homme, pasteur missionnaire de son état, l’a décrit dans un livre intitulé « L’Enclos ».

 « D’oncle Gustave, je ne puis m’empêcher de dire que c’était un chef-d’œuvre du Créateur  ou de la Nature, comme vous voudrez. De taille moyenne, admirablement proportionné et équilibré, les extrémités petites, le corps souple, la figure énergique, bienveillante et intelligente. Il avait développé ses qualités physiques par tous les exercices du corps auxquels un jeune homme peut s’adonner. Pour la gymnastique, la marche, la natation et tous les jeux d’adresse, il avait atteint la perfection …. »

Et plus loin dans sa description, Hermann poursuit : « tel oncle Gustave était au physique, tel il était au moral. Il avait une nature et une mentalité essentiellement française, une intelligence claire, nette, précise, prompte, bien pondérée, qui s’appliquait avec succès à tout : aux affaires commerciales, à la politique, aux questions sociales, à la théologie. Il était la cheville ouvrière de la Maison Steinheil Dieterlen et Cie et en portait virilement et avec compétence la grosse part de responsabilité. »
Hermann Dieterlen conclut le portrait de son oncle par cette phrase :« Pour le décrire, il faudrait battre le rappel et rassembler les adjectifs et substantifs de la langue française qui se rapportent au vrai gentilhomme, tels que : aménité, sociabilité, courtoisie, affabilité, distinction, esprit chevaleresque, générosité, sérénité, courage et énergie. C’était un Chef. … »

Un autre neveu, Pierre Dieterlen, issu des mêmes parents, complète cette description dans un livre intitulé « Gustave Steinheil, 1818 -1906 » que j’ai pu me procurer par Internet, en Allemagne. Il s’agit d’un livre ancien, imprimé à Strasbourg en 1910, l’année même où son auteur, Pierre Dieterlen est décédé. Comme il a été traduit du français en allemand, je vous livre la traduction que j’en ai faite.
Pierre Dieterlen le décrit comme un lève-tôt (4 heures du matin), heure à partir de laquelle il s’adonne à la prière, la méditation, la gymnastique et le courrier. Il nous apprend auss
i  que Gustave Steinheil a la parole facile et un charisme prononcé, mais ne laissant guère de place à la controverse à laquelle il sait mettre fin par un geste de la main accompagné d’un sourire charmeur ; c’est un travailleur infatigable, aussi exigeant envers lui-même qu’envers les autres ; il est d’un optimisme inébranlable conforté par une santé de fer.
Parer un homme d’autant de qualités et d’éloges peut paraître au premier abord exagéré. Mais en passant en revue ses nombreuses et diverses actions et activités, j’en suis arrivé à considérer que Hermann DIETERLEN ainsi que son frère Pierre ont parfaitement bien connu et jugé leur oncle.
A quoi peut-on attribuer l’intensité de cet éventail d’activités qu’il a maintenu quasiment jusqu’à son dernier souffle ? Pour ma part, je pense qu’une des réponses se trouve dans le mot allemand « BERUF ».  Gustave STEINHEIL est de religion protestante. Il était devenu, surtout sous l’influence de sa sœur aînée Pauline, profondément croyant au point qu’il pensa un moment se faire pasteur. C’est son beau-frère, mari de cette sœur Pauline, le professeur Henri BOEGNER qui l’en a dissuadé. Serait-ce que Monsieur Boegner, l’aura convaincu qu’il servirait mieux la cause de Dieu et les hommes à travers l’action sociale qu’il pourrait mener auprès de ses salariés comme Chef d’Entreprise, en lui rappelant la définition du mot « BERUF » donnée par Luther ? On peut le penser. En effet, pour LUTHER, dans sa traduction du latin en allemand de la nouvelle bible,  le mot Beruf, qui désigne originellement "la vocation religieuse", prend également le sens de métier. LUTHER assimile l'activité professionnelle à une tâche que Dieu a donnée à accomplir aux hommes : la profession devient ainsi également une vocation (divine). On peut donc être en droit de penser que pour Gustave STEINHEIL,
- la création, la direction, la gestion de son entreprise, c’est une mission divine ;
- être Maire de Rothau, Député des Vosges, c’est accomplir une volonté de Dieu ;
- s’impliquer dans sa paroisse par ses contributions aux discussions théologiques, par l’organisation et animation de l’Ecole du Dimanche, c’est répondre à l’appel de Dieu.

Gustave Steinheil dirigera son entreprise avec compétence, clairvoyance, intelligence pour la développer et la doter des outils nécessaires à ce développement. Vers la fin des années 1850,  sous son impulsion, la Société Steinheil-Dieterlen développera deux nouvelles activités, sans abandonner les anciennes. C’est ainsi que le blanchiment, l'entretien et la réparation, font leur entrée dans les domaines que couvre la Société. Elles s'accompagnent de nouveaux bâtiments, notamment un atelier d'entretien, des bureaux rue du Château, et un bâtiment hydraulique avec une turbine. C'est aussi dans ces années-là, dans le but  de développer son activité de teinture, notamment par la maîtrise du « rouge turc ou d’Andrinople », que la Société s'attachera les services d'un ingénieur chimiste, un nommé Armand Lederlin. Malgré les qualités et compétences techniques de cet homme, et de ceux qui lui succéderont, cette technique de teinture ne sera malheureusement pas maîtrisée du vivant de M. Steinheil.

Bien que cogérant de la Société Steinheil-Dieterlen avec son beau-frère Christophe Dieterlen, Gustave Steinheil est regardé par l’extérieur comme le vrai et seul patron.  Et cette responsabilité lui confère d’énormes devoirs et soucis. C’est ainsi qu’il doit faire face, à partir de 1863 à une grave récession en filature et tissage, due à la fois à une surproduction des filés et tissés et à un décret de loi au bénéfice des ennoblisseurs qui autorise l’admission temporaire des écrus sans droits de douane. Bien que lui-même ennoblisseur par son département teinture. G. STEINHEIL combat de toutes ses forces cette loi aussi bien au niveau régional de la profession, où il a été l’initiateur du Syndicat Industriel de l’Est, qu’au niveau national. Il finira par avoir gain de cause par l’abrogation de cette loi en janvier 1870. Mais c’est déjà trop tard, car une autre menace autrement plus grave plane sur l’Entreprise. En effet, une terrible catastrophe  qui modifiera fondamentalement l’organisation de la Société Steinheil-Dieterlen et Cie, est en cours de gestation. Elle va éclater quelques mois plus tard par la déclaration de la guerre entre la France et les Etats Allemands emmenés par la Prusse de Bismarck.

La récession des années 1860 va durement frapper non seulement l’entreprise Steinheil-Dieterlen, mais sera par contre coup également très sévèrement ressentie par la population de Rothau. La forte diminution de la demande en produits textile va entraînés réduction d’horaires et chômage. Le chômage partiel indemnisé n’existe alors pas. Malgré les aides apportées par l’entreprise en matière alimentaire par, notamment, la fourniture gratuite de pommes de terre, la pénurie alimentaire s’installe dans tous les foyers. Ne pouvant obtenir davantage de l’entreprise qui les emploie, les ouvriers s’adressent à leur Maire pour leur venir en aide. Or le Maire c’est Gustave Steinheil. Il est, en effet, Maire de Rothau depuis 1852. Malgré son humanisme, malgré sa nature charitable, il a toujours proclamé sa préférence pour le travail plutôt que pour l’aumône. La Commune de Rothau étant propriétaire de forêts entre Fouday et Rothau, Monsieur le Maire STEINHEIL proposa aux ouvriers de son usine venus lui demander l’aide de la municipalité de réaliser des travaux d’intérêt général. Parmi les travaux proposés il y avait l’offre de coupe de bois dans la forêt communale. Mais il ne suffisait pas de couper et d’entasser les grumes, il fallait aussi se donner les moyens de les débarder. Pour ce faire, il fallait un chemin d’accès. La décision fut donc prise de réaliser une route forestière entre Rothau et Fouday. Cette décision ne fit de loin pas l’unanimité parmi la population qui ne comprenait pas pourquoi il fallait ouvrir un nouveau chemin alors qu’il en existait déjà un reliant Fouday depuis le Pont de Charité. Toutefois, la décision de  Monsieur le Maire prévalut. Pour aller plus vite et ne pas se gêner dans le travail vu le grand nombre de volontaires, il fut décidé d’entreprendre les travaux par les deux bouts : Fouday, d’une part, Rothau, d’autre part. On progressa rapidement des deux côtés. On finit même par se dépasser, mais on ne se rencontra jamais. Ce fameux chemin existe encore aujourd’hui, il a pour nom « Chemin de la Folie ».

M. Steinheil, Maire, géra sa commune avec l’aide de son conseil municipal avec clairvoyance et un savoir-faire certain. C’est ainsi que, malgré des ressources forestières bien moindres que d’autres communes voisines, il réussit le tour de force de doter Rothau, entre 1852 et 1868, de 2 écoles maternelles,  2 écoles primaires et de 2 églises (le temple protestant inauguré en 1865 et l’église catholique totalement restaurée et inaugurée en 1868).

 

Pour Gustave Steinheil, l’industriel, la récession ne devait pas empêcher toute  opportunité pouvant pérenniser l’avenir de l’entreprise. C’est ainsi qu’en 1868, en pleine crise donc, il ne tergiversera pas longtemps pour saisir l’offre de Victor Champy d’acheter son unité de filature et tissage de la Renardière. L’entreprise racheta le tout et s’enrichit ainsi de 6420 broches de filature, 90 métiers à tisser à quoi il faut ajouter terrains, canaux, turbines et moteurs hydrauliques. Cette usine sera complètement détruite 10 ans plus tard par un incendie. Elle sera remplacée par une filature à la pointe du progrès, selon son neveu Pierre Dieterlen. Ce terme « progrès », son ancien collaborateur, Armand Lederlin, l’emploiera également lors de l’allocution qu’il prononcera sur sa tombe 20 ans plus tard, en  qualifiant Gustave Steinheil « d’homme de progrès »

Mais avant de poursuivre l’évocation de Gustave Steinheil en tant qu’industriel et homme politique, je voudrais ouvrir une parenthèse et dire quelques mots de cette fameuse « Ecole du Dimanche » dont il fut l’instigateur et l’animateur pendant près de 63 ans. En effet, dès 1843, en somme dès son installation définitive à Rothau comme directeur de la Filature de Mme PRAMBERGER, Gustave Steinheil, frappé par le quasi total analphabétisme me de l’ensemble des jeunes enfants de Rothau (et de leurs parents), décida de créer une école du dimanche pour leur apprendre un minimum de rudiments de lecture, d’écriture, de calcul tout en créant les conditions nécessaires pour les former à devenir de bons chrétiens. Il faut se rappeler qu’avant la loi de Jules Ferry sur l’obligation d’instruction datée de 1881/82, il n’y avait quasiment pas d’école dans les campagnes françaises. L’acquisition de ces savoirs de base Monsieur Steinheil les inculquera à ces jeunes élèves par l’apprentissage de cantiques et d’histoires bibliques. Pourquoi cette Ecole se tenait-elle uniquement le  Dimanche et non pas à d’autres jours de la semaine ? Pour le comprendre, il faut savoir que ce n’est qu’en 1841 qu’une  loi a été votée interdisant l’emploi dans les usines d’enfants de moins de 8 ans. Ce qui signifie, a contrario, qu’à partir de l’âge de 8 ans les enfants pouvaient être employés dans les usines. Nous pouvons donc légitimement en conclure que des enfants de cet âge travaillaient dans les ateliers de filature et tissage de Rothau. Ils n’avaient donc ni la possibilité ni le temps d’aller à l’école un autre jour que le dimanche, car la semaine de travail était de 6 jours, du lundi au samedi inclus. Gustave Steinheil, par la création de son École du Dimanche, voulait également permettre aux enfants de Rothau de s’ouvrir à autre chose que le travail abrutissant qu’il leur était promis de devoir mener jusqu’à la fin de leur vie. Selon Hermann Dieterlen, cette école se tenait à « l’Asile », salle située près du presbytère protestant. Pour l’aider dans sa tâche, il avait réuni autour de lui toute une équipe de moniteurs et monitrices. Ce fut une des toutes premières Écoles du Dimanche fonctionnant en France.  

Aussi, écoliers de Rothau, je tiens ici à saluer le choix judicieux qui fut le vôtre de donner le nom de Gustave Steinheil à votre école et ce, à l’occasion de la dotation d’une de vos classes des moyens technologiques qui permettront à vous et à ceux qui vous remplaceront année après année sur les bancs de ces salles de classe, d’accéder au savoir nécessaire et indispensable qu’est devenue aujourd’hui l’utilisation de l’informatique.

La guerre franco prussienne de 1870 et la défaite de la France auront pour conséquences des changements fondamentaux pour Gustave Steinheil, aussi bien en sa qualité de Chef d’entreprise que de ses activités politiques.

Lorsque, en août 1870, après la défaite française à Woerth  (bataille de Reichshoffen dans les livres d’histoire), l’armée ennemie vient  camper à Rothau. Gustave Steinheil, qui veut démissionner de sa charge de maire, voit sa démission refusée par les autorités Prussiennes. Il devra faire face à de multiples et répétées tracasseries. C’est ainsi qu’après un attentat contre une patrouille prussienne par des francs-tireurs et de la menace du commandant allemand de mettre le feu aux quatre coins du village, M. Steinheil réussit à le convaincre de l’injustice d’une telle mesure. Mais en contrepartie, les autorités prussiennes exigèrent du Maire la liste des jeunes gens en âge de porter les armes. Il refusa. Chaque refus de sa part fut assorti d’une amende de plus en plus lourde (50 Francs, puis 500 Frs, 5000 Frs, etc. …). S’ajouta à cette amende, l’obligation d’héberger dans sa propriété et de nourrir 60 soldats. Lorsque l’amende atteint 25000 Francs, G. Steinheil réunit son conseil municipal, à son domicile, en vue d’une décision collégiale sur cette question, car les sommes réclamées prises sur ses biens personnels, commençaient à mettre ses propres finances en grand danger. Bien que se disant opposé à la demande de livrer la liste de jeunes gens, il précisa qu’il acceptera de se plier à la décision du Conseil tout en annonçant que quelque soit cette décision il était décidé de démissionner de sa charge de maire, ne supportant plus les tracasseries continuelles dont il faisait l’objet de la part des prussiens. Après de longues discussions, le conseil décida de remettre la liste demandée aux autorités prussiennes. Après quoi, conformément à sa promesse et après enfin obtenu l’accord des autorités prussiennes, Gustave Steinheil démissionna. Il sera remplacé par David Horter.   

Cet événement eut lieu en janvier 1871. Je rappelle que Rothau fait partie à ce moment-là, comme tout le canton de Schirmeck et d’ailleurs également de Saales, du département des Vosges. Or, après la chute et l’exil de Napoléon III et la proclamation de la république, les dirigeants allemands, afin de pouvoir conclure un traité de paix avec un gouvernement légitime,  exigèrent que des élections législatives aient lieu au plus vite. Ils laissèrent trois semaines pour leur préparation. Elles auront lieu en février 1871.
Pressé par de nombreux amis, Gustave Steinheil s’y présente et sera élu député des Vosges. Bien que souffrant, il entreprend malgré tout le voyage pour Versailles où a dû se replier la nouvelle assemblée, car à Paris gronde la révolte appelée dans les livres d’histoire « la Commune de Paris ». Le député Steinheil s’inscrit au parti des républicains de gauche. Il prononcera un grand discours sur les raisons du soulèvement de la Commune. Il reviendra en Alsace 1 an plus tard après avoir abandonné son mandat de député et en même temps sa citoyenneté française.

En effet, en mai 1871, le traité de Francfort signe la paix entre la France et le nouvel Empire Allemand. Mais les conséquences vont être dramatiques pour l’Alsace. Dramatiques, car l’Alsace, ainsi que les deux cantons de Schirmeck et Saales sont rattachés à l’Allemagne. Et, par voie de conséquence, l’Entreprise Steinheil-Dieterlen se trouve désormais en Allemagne. Pour Gustave Steinheil un grand dilemme se pose : opter de rester en France ou revenir à Rothau. Il choisira, comme on l’a vu, la seconde solution.

Nous ne connaîtrons jamais la teneur des discussions qui aura conduit à cette décision. Ce que  nous pouvons imaginer, c’est que cette lourde et grave décision a été prise d’un commun accord entre les dirigeants de la Société Steinheil-Dieterlen et Cie. Car cette décision ne concerne pas uniquement Gustave Steinheil et son retour à Rothau, mais engage l’ensemble de l’organisation de la Société Steinheil-Dieterlen : ainsi, il fut convenu que, pour sauvegarder la clientèle française de Steinheil-Dieterlen, le cogérant et beau-frère, Christophe Dieterlen, ses 8 fils (à l’exception de l’aîné Alfred) ainsi que l’ingénieur spécialiste en teinturerie, Lederlin, iraient fonder une entreprise de blanchiment et teinture à Thaon les Vosges.

Quant à Monsieur Steinheil la décision est prise qu’il reste à Rothau pour continuer à diriger la Société Steinheil-Dieterlen et Cie assisté de son gendre, Ernest Fuchs, et son neveu Alfred Dieterlen. La raison sociale  est transformée en Steinheil-Dieterlen SA. Mais, et c’est important de le remarquer, devenue Société Anonyme, la Société Steinheil-Dieterlen est désormais une société par actions. Gustave Steinheil qui continue a en être le patron est secondé officiellement par deux cogérants : Alfred Dieterlen, son neveu et Ernest Fuchs, son gendre, mari de sa fille Amélie-Cécile. Monsieur STEINHEIL, en tant que gérant en chef, doit répondre devant un Conseil d’Administration et de Surveillance. Ce Conseil, à la lecture des procès-verbaux consignés dans deux grands livres, se réunit au moins une fois par mois. Réunions au cours desquelles sont rendues compte des décisions de la Direction et sont examinées les propositions notamment en matière d’investissements.

Durant les années qui  suivent les affaires marchent plutôt bien. Les parts de marché perdues en France sont assez rapidement récupérées en Allemagne. La prospérité de l’entreprise est attestée par sa participation à l’Exposition Universelle de 1889  à Paris. Monsieur Steinheil y a présenté une « notice sur quarante-deux années de Participation des Ouvriers aux résultats d’une Manufacture de coton ». Suite à quoi, la  Société Steinheil-Dieterlen SA a été récompensée par un diplôme d’Honneur. Il semble d’ailleurs très probable que les lois d’Empire (Allemagne) de 1891, 1896 et 1900 relatives à la Sécurité Sociale, la Retraite des salariés, les Accidents du Travail et Maladies professionnelles, aient été en partie inspirées par cet exemple alsacien. Ce qui a d’ailleurs eu pour conséquence que ces lois, rendues obligatoires pour toutes les industries de l’Empire Allemand, ont rendu caduques les accords d’entreprise en vigueur chez Steinheil-Dieterlen

Monsieur Steinheil, qui a abandonné tous ses mandats publics d’avant l’annexion à l’Allemagne, ne manque cependant pas de travail.  A côté de la direction et la gestion quotidiennes de l’entreprise, il continue de mener des actions en faveur de sa modernisation : amenée du gaz comme énergie dans les usines, raccordement, en 1878, au chemin de fer par le prolongement de la voie ferrée de Mutzig à Rothau, préservation des intérêts de son entreprise en menant « la bataille de l’eau » contre un industriel du haut de la Vallée qui, effectuant des retenues indues d’eau pour alimenter les moteurs hydrauliques de sa propre usine, en privait les usines en aval. Après moult actions en justice, G. Steinheil, chef de file des autres industriels installés sur la Bruche, remporta la victoire.

Le raccordement au chemin de fer avait ouvert une brèche dans le mur qui ceinturait ce lieu où cohabitaient à présent plusieurs familles avec leurs nombreuses progénitures, et que Hermann Dieterlen, à travers son livre, nous apprit s’appeler l’Enclos. Selon Pierre Dieterlen, à l’occasion de certaines fêtes familiales il y avait jusqu’à 90 adultes et enfants présents sur les lieux.  Une question qu’on est en droit de se poser, c’est le pourquoi de ce haut mur qui ceint ce qu’on appelle aujourd’hui le parc de Steinheil. Gustave Steinheil habitait avec femme et enfants la grande Maison de Maître construite en 1808 par Jonathan Wiedemann. Avec l’agrandissement de sa famille, il avait rajouté un étage à cette bâtisse avec une toiture en ardoise, comme on peut encore le voir aujourd’hui. Ses deux sœurs qui restèrent célibataires, Maria-Noémie et Maria, logeaient au dernier étage de cette grande bâtisse. Christophe Dieterlen, beau-frère de Gustave, avait construit une maison à une centaine de mètres en aval. Une autre demeure sera construite vers le haut pour recevoir sans doute la famille créée par Alfred Dieterlen. On aurait pu penser que chacun des résidents de ces demeures aurait pu aménager son chez-soi à l’abri d’une clôture (mur, haie) comme cela se faisait sans doute à leur époque par tout propriétaire et comme cela se pratique encore de nos jours. Eh bien non. Les Steinheil et les Dieterlen qui résidaient dans « ce parc » se considéraient sans doute comme d’une seule et même Famille. Et, comme toute famille désireuse d’avoir un chez-soi avec une certaine intimité, la famille Steinheil-Dieterlen a clôturé son chez-soi avec ce mur en grande partie encore debout aujourd’hui. Et ils baptisèrent ce chez-soi : « l’Enclos » 

Mais cette cohabitation ne devait pas toujours aller de soi. Et certains jours, les inévitables désaccords sur la façon de conduire, de gérer l’Entreprise ne pouvaient pas être réglés par la seule prière et la foi en dieu. Pour exemple, le problème qui surgit entre Monsieur Steinheil et son cogérant mais en même temps gendre, Ernest FUCHS. En effet, voici que, en juillet 1882, à la grande surprise des actionnaires, Ernest Fuchs fait parvenir une lettre au conseil de Surveillance dans laquelle il fait part de sa volonté de démissionner. Interrogé par les membres du Conseil sur les raisons réelles de cette démission, Monsieur STEINHEIL refuse de prendre position, estimant que son gendre est libre de ses décisions et qu’il  ne lui appartenait pas de discuter des motifs invoqués dans la lettre (fatigue, désir de faire et voir autre chose, de se rapprocher de ses fils émigrés en France). On peut tout de même imaginer que certaines réunions de famille ne devaient pas toujours se dérouler dans une parfaite sérénité. D’autant plus que Monsieur Fuchs a maintenu sa démission pendant quatre longues années, avant de la retirer, en 1886, sur l’insistance répétée du Conseil d’Administration. Mais le proverbe ne dit-il pas que « le linge sale se lave en famille »

Le 4 décembre 1902, épouvantable coup dur pour la Société : Alfred DIETERLEN, neveu de Gustave et cogérant de la Société, décède. Il a tout juste 56 ans.
Pour assurer la continuité de la Famille Dieterlen dans la Société, Gustave STEINHEIL insistera auprès des actionnaires pour faire nommer le gendre d’Alfred DIETERLEN, Arthur CHATELANAT, comme successeur de son beau-père à la cogérance de l’Entreprise. Ce qui fut voté par ledit Conseil.

Quant à lui-même, il va avoir 84 ans quelques jours plus tard et  voit  sa santé décliner. Elle avait déjà été fragilisée vers la fin des années 90 où il avait dû réduire fortement ses activités pendant plusieurs semaines. Mais il s’était bien remis et avait pu rependre toutes ses activités aussi bien au niveau de l’entreprise qu’à celui de la paroisse protestante où son engagement restait toujours aussi intense. Il continue notamment à participer à l’animation de l’Ecole du dimanche. Il poursuit sans relâche ses lectures d’ouvrages théologiques et prend encore part aux discussions des pasteurs et des théologiens. Et, selon Hermann Dieterlen, « jamais il ne permit que le ressort de sa vie morale fût faussé ou relâché, car il connaissait les sources de la vie et se renouvelait quotidiennement à la fontaine de Jouvence qu’est Dieu ».

L’esprit de famille qui l’aura animé toute sa vie durant, il souhaite qu’il se perpétue au-delà de la mort. C’est ainsi, quand les décès commenceront  à frapper les membres de la famille, qu’il fut décidé d’un commun accord de reconstituer au cimetière de Rothau ce qu’un petit-fils de Gustave Steinheil, Alfred FUCHS, fils de Ernest et de Madeleine Steinheil, appellera plus tard « l’esprit de l’Enclos … Esprit qui, selon lui, se manifeste  par un certain idéal moral et spirituel ». C’est dans ce but, qu’une concession commune aux deux familles, les Steinheil et les Dieterlen, fut achetée et ce sans doute dès le début des années 1850, puisque le père de Gustave Steinheil, décédé en 1856 y fut enterré. C’est là, dans une petite enclave clôturée d’un grillage en fer forgé, qu’iront reposer les uns après les autres les membres de cette grande famille que furent les Steinheil, les Dieterlen et leurs alliés.

Les deuils se suivront  dans l’Enclos. Après le père de Gustave Steinheil, ce seront sa belle-mère Marie-Salomé, ainsi que sa fille Aimé, toutes deux décédées en 1868. Le plus surprenant est que des membres expatriés de la famille demanderont à être enterrés dans l’Enclos. Ainsi, Christophe Dieterlen qui, devenu pasteur à Paris après la création de son entreprise à Thaon, sera inhumé à Rothau en 1875.

En 1904, Monsieur Steinheil s’est quasiment retiré de la direction de l’entreprise, menée à présent par son gendre Ernest FUCHS en partenariat avec Monsieur Arthur CHATELANAT.

Au cours de l’hiver 1904/05, sa santé s’est fortement altérée. Il continue malgré tout à fréquenter les offices du dimanche et participe encore à des discussions théologiques.
Mais le printemps et l’été revenus, il alla à nouveau mieux. Il sortait à nouveau et se plaisait à se promener à travers les « jardins » de l’Enclos.
Nous voici au mois d’août 1905 et plus exactement le soir du 10 août  qui restera longtemps gravé dans la mémoire collective des Rothoquois. Vers 8 heures du soir, ce jeudi-là, après une journée torride, les familles de l’Enclos se réunissent dans la maison du Patriarche Gustave pour l’habituel et journalier moment de recueillement en commun. L’orage gronde. Et soudain, une terrifiante tempête accompagnée de pluie et de grêles s’abat sur Rothau et les villages et forêts environnants, détruisant, abattant cheminées, verrières, arbres. Cela ne dure que quelques minutes mais qui paraissent des heures. Aussi vite qu’elle est venue, la tempête s’éloigne. Un silence de mort succède au vacarme des éléments déchaînés. Et soudain un cri, ou plutôt une longue plainte « oh ! Mon dieu, le jardin est détruit ». En effet, le spectacle qui s’offre aux yeux des habitants de l’Enclos qui regardent par les fenêtres du premier étage est celui d’une totale désolation : les beaux et majestueux arbres de l’Enclos sont  tous parterre, brisés en deux ou déracinés. Un sapin plus que centenaire qui dressait sa majestueuse cimes à plus de 25 mètres de hauteur au centre du parc est lui aussi fracassé en deux. Gustave Steinheil contemple le désastre sans dire un mot. Le lendemain matin, ceux qui l’auront vu à côté de ce gigantesque arbre cassé comme une allumette, ne pourront s’empêcher de penser à ce que ce désastre laissait présager pour le vieil homme.
 

En effet, quelques semaines plus tard, une fatigue générale se manifestant sous forme de somnolence de plus en plus prolongée le clouera de longues heures au lit. Et, comme l’écrira Pierre Dieterlen quelque temps plus tard, « comme une lampe à huile en manque du nécessaire carburant » Monsieur Steinheil déclinera de jour en jour, sans une plainte, son une once de mauvaise humeur. Et c’est dans le sommeil  que, le jeudi 8 février 1906, il rendra son âme à Dieu. Selon Pierre Dieterlen qui se trouvait à son chevet, le dernier mot prononcé sera celui de « Jésus ». Il était dans sa quatre vingt huitième année.

L’enterrement aura lieu le dimanche 11 février 1906 après-midi. La neige tombée durant la nuit recouvrait comme un linceul blanc les toits des maisons et les plates bandes des jardins de l’Enclos. Le curé catholique avait avancé l’heure des vêpres de 1 heure pour permettre à ses ouailles d’assister à l’enterrement. Le cortège funèbre démarra de la maison du défunt.  En tête du cortège, les enfants de l’Ecole du dimanche portant palmes et couronnes mortuaires. Derrière le cercueil juché, selon la tradition rothoquoise, sur quatre épaules d’homme, la famille du défunt, le Conseil de fabrique, les représentants du Consistoire, le Maire et son Conseil municipal, les pompiers, la chorale et, enfin, la fanfare municipale jouant une marche funèbre. L’office est concélébré par son neveu, le pasteur Pierre Dieterlen, assisté par le curé North, pasteur de Rothau, et par le président du Consistoire, le pasteur Herzog. Massée des deux côtés de la route qui mène au cimetière, l’impressionnante foule de gens de toutes conditions, de tout âge lui fait une dernière haie d’honneur.

Ainsi Gustave STEINHEIL, l’Industriel, le Maire, le Député a eu des obsèques grandioses, hommage mérité à un homme de valeur qui avait marqué de son empreinte trois quart de siècle de l’histoire de Rothau,

mais, selon sa volonté, ce sera sous un simple bloc de granit gris, dans l’Enclos Steinheil-Dieterlen du cimetière de Rothau, que reposera, entouré des siens, GUSTAVE STEINHEIL.  

(Gérard ATZENHOFFER)



 


Tombe de Gustave


au cimetière de Rothau
l'enclos réservé aux
STEINHEIL et DIETERLEN

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Après cette conférence Gérard ATZENHOFFER projette un film de 1995
( film  réalisé par la Ste OPTIMA avec la collaboration de Gérard ATZENHOFFER)
sur le fonctionnement de l'usine STEINHEIL presque 100 ans après le décès de Gustave
voir ci-dessous le film en petit format

QUELQUES PHOTOS
Clique sur le bouton pour voir en vracquelqus photos des locaux en 2010

voir DNA du 25 janvier 2012 

photos de la démolition de l'usine Steinheil 
photos 2010

Photos 2013



Photos Février 2014


Photos mars 2014 le reste des bureaux


photos 18 mars 2014 " reste des bureaux"



Entrée de Rothau vers 1850.
 De gauche à droite: "La Roche de la Claquette"; le pont sur la Bruche que Nicolas Wolff avait fait sauter en 1814; la "Grande Filature"
et la maison de M. Dieterlen (inchangée depuis); la maison construite en 1808 par Wiedemann, habitée par la suite par M. Steinheil et qui fut ensuite "les grands bureaux"; à l'extrême droite les bâtiments où Pramberger avait entrepris les premiers essais de blanchiment dès 1831; au premier plan l'étang, fort diminué depuis par le détournement de la Bruche et la construction de la voie ferrée.



Ancienne piscine de Rothau dans les années 1960

quelques photos de Rothau

Les bureaux et l'usine STEINHEIL

 Mardi 9 novembre 2004:  Gérard avait fait une conférence au Club Féminin en sur le thème
"Naissance, vie et mort
d'une entreprise" ou l'histoire des STEINHEILS et MARCHAL "


Il termine par ces mots: Si un jour, la curiosité vous guide jusqu'au cimetière de Rothau et vous fait pousser le petit portillon du petit enclos dont je vous ai parlé, peut-être, en prêtant bien l'oreille, percevrez-vous au travers du grincement plaintif émis par les gonds rouillés cette supplique empruntée au poète Alphonse de LAMARTINE :  
Ô temps! Suspends ton vol....
Malheureusement cette instante requête n'a  pas été entendue.
Car toute chose a un commencement et toute chose a une fin !

Et STEINHEIL, c'est fini !! 
fermeture de l'usine fin 2005
 

mise en page par Gaby ATZENHOFFER


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voir ci-dessous: un extrait du bulletin de liaison de la commune de ROTHAU
"Trait d'Union N°20 été 2010"
Rédacteur en chef : Régis SIMONI
(merci Régis)
 

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